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Le dernier endroit libre sur terre

Interview de Philippe Tailliez, dans les colonnes du Quotidien de Paris, numéro 1800, 5 sept 1985

lundi 2 octobre 2006

Le Quotidien. - Quelles sont vos motivations exactes ?

Philippe Tailliez

Philippe Tailliez. - Et bien, tout d’abord, il faut être conscient que la mer est le dernier endroit libre sur terre, et encore à condition que l’on aille au-delà de 200 milles nautiques des côtes. Il est a craindre que l’ONU établisse bientôt une haute autorité sur l’ensemble des fonds marins, et nous avons pensé qu’il fallait faire quelque chose avant.
D’autre part, je me suis toujours demandé si l’on pouvait vivre uniquement sur la mer, dans cette mer même d’où est sorti la vie. Pouvoir répondre à cette question constitue une ivresse scientifique et technique. Cela dit, nous avons
chacun nos motivations propres, et les adhérents de l’association en ont encore d’autres.

Q. - Est-ce la première fois que des hommes envisagent de s’installer dans un "sanctuaire marin" ?
Ph. T.
- Non. Il y a eu le projet américain Minerva. Des hommes avaient alors décidé de dresser des structures sur un récif immergé, à proximité des îles Fidji, et de s’y établir définitivement. Mais dès que les travaux ont commencé, Minerva a été rejeté à la mer par les Fidjiens. L’erreur a été de conserver un appui terrestre, même si cet appui ne dépassait pas la surface.

Q. - De votre côté, quelles réactions rencontrez-vous auprès des personnes étrangères au projet ?
Ph. T.
- Les réactions sont très différentes. Certains crient à l’utopie, d’autres disent que je suis un visionnaire, mais il y en a, fort heureusement, qui croient en un Archipelaego prochain. Le 27 avril dernier, lorsque j’ai présenté mon projet à l’Ocean Fest à Miami, devant deux mille jeunes américains, tout le monde s’est levé à la fin de l’exposé et a applaudi longuement.

Q. - Mais pourquoi jusqu’à présent, alors que l’association en est à sa cinquième année d’existence, avez-vous eu si peu recours aux média, qui connaissent pourtant vos travaux, pour donner un plus grand écho au projet ?
Ph. T.
- Nous l’avons présenté de "bouche à oreille" si je puis dire, un nombre de fois considérable. Ce mode de diffusion peut faire sourire, mais pour un projet qui veut partir de la personne humaine, c’est la meilleure solution. Ce projet, c’est un enfant qui vit, et c’est une des manières de le faire vivre. Ce n’est que lorsque l’on aura répondu à toutes les questions qu’Archipelaego pourra naître et que le projet mourra. Mais cette manière de procéder ne veut pas dire que nous ne soyons pas pressés : Archipelaego reste un projet pour aujourd’hui et pas pour l’an 3000. Ce qui ne veut pas dire que je le verrai moi.

Q. - Votre démarche est-elle celle d’un écologiste ?
Ph. T.
- J’essaye d’être un écologiste dans le sens scientifique du terme, un généraliste de la sauvegarde. Lorsqu’on atteint ce stade, on est au coeur du monde. Je sais très bien que l’économie impose certaines nuisances en pesant de plus en plus sur le monde d’aujourd’hui, mais j’ai toujours travaillé pour essayer de freiner ce phénomène.

Devant la carte des sites possibles pour son archipel
Copyright : Fondation Océanographique Paul Ricard

Q. - Peut-on en cela rapprocher votre démarche de celle du Cdt Cousteau, avec qui vous avez travaillé de nombreuses années ?
Ph. T.
- La démarche de Cousteau est nécessaire mais elle n’est plus suffisante. Dieu sait si nous en avons parlé lui et moi : il faut un retour à la personne humaine. Mais ma mémoire n’est pas la même que la sienne. La vie prodigieusement tourmentée qu’il a pu avoir n’est pas la même que la mienne et je n’ai pas non plus les moyens dont il dispose. Cela dit, malgré nos différences, cette période où nous avons travaillé ensemble à la pénétration du milieu sous-marin reste pour nous un lien qui a quelque chose de sacré.

Q. - Doutez-vous parfois de la réussite de votre projet ?
Ph. T.
- Nous avons la foi, mais cette foi qui relève du pari. Il nous faudra encore beaucoup de courage, car la foi, c’est d’abord trouver la force en soi. Pour l’instant, nous restons plongés dans l’incertitude, et je dis aux homme : "Communiez dans cette incertitude ; il faut y voir non des raisons d’hostilité, mais de fraternité."

Propos recueillis
par Jean-François MORUZZI

Projet de village sous-marin
Copyright Jacques Rougerie

Chiffre sacré

Deux autres architectes français ont présenté à Tsukuba, au Japon, le projet d’un "archipel d’îles dénationalisé en plein milieu de l’océan". Mais aucun contact n’a encore été pris entre les deux hommes et l’association Archipelaego.

Les marins que sont le commandant Tailliez et le capitaine Berry n’ont de toute façon pas de goûts de luxe.

"Que personne ne se fasse d’illusions, indiquent-ils, ce ne sera pas le Club Méditerranée". L’idée qui retient pour l’instant leur attention est d’ailleurs des plus simples : "Regrouper sept vieux bateaux, sept coques en mal d’appareillage, destinées à la casse, et qui foisonnent dans les ports d’Europe et du monde".

Pourquoi sept ? Parce que c’est le "chiffre sacré" d’une part, et parce que d’autre part, il convient à une répartition par "îles" des compétences, des fonctions.

Déjà, les membres de l’association, fondée en 1981, ont adressé des dossiers d’étude aux organismes qualifiés afin de répondre aux différentes questions techniques qui se posent. Ainsi, l’énergie, qui permettra à la communauté de se chauffer, de s’éclairer, mais aussi de se mouvoir.

Certains services de la Marine nationale prêtent déjà leur concours à ces hommes qui lui ont prêté le leur par le passé. "Dès que nous aurons résolu les problèmes techniques, affirme le commandant Tailliez, nous irons tirer la sonnette de l’IFREMER (Institut français de la recherche pour l’exploitation de la mer). Le moment sera alors venu de passer à la réalisation".

Si le financement n’est pas encore totalement résolu, les moyens de subsistance dans l’archipel sont en grande partie établis. Les travaux de la Fondation océanographique Ricard, dont Philippe Tailliez est un membre du conseil d’administration, sont en grande partie axées sur l’aquaculture. Mais il y a aussi la pêche bien-sûr, la pisciculture, la conchyculture : les archipelaegiens seront de véritables paysans de la mer.

A 80 ans, Philippe Tailliez ne veut pas sauver le monde, "c’est simplement un pavé dans la mare", aime-t-il à affirmer, mais un pavé qui pourrait faire grand bruit tant il est chargé de volonté et d’espoir.

Jean-François MORUZZI

Portfolio

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